Cannabis : des nouveaux arguments pour maintenir la prohibition ?
Depuis quelques mois, des services d’urgence, des CSAPA, et plusieurs centres d’addictovigilance et agences régionales de santé (ARS) tirent la sonnette d’alarme sur la circulation de cannabis fortement dosés, voire additionnés de produits de synthèse à fort potentiel psychotrope. Plusieurs reportages ou articles y ont dernièrement été consacrés comme par exemple l’article du Monde sur les « les nouvelles formes de cannabis »[1] ou un reportage sur France 2.[2]
Les faits décrits dans ces médias par les professionnels de santé, la police et les autorités sont-ils de nature à changer la donne sur la question de la légalisation du cannabis ? Posée depuis plusieurs années, cette question est plus que jamais d’actualité face au constat d’échec manifeste de la politique actuelle de prohibition. S’il n’est pas question d’occulter les dangers bien réels de ces molécules, il est à craindre que ces derniers soient instrumentalisés dans le débat qui s’est enfin ouvert sur la légalisation du cannabis. Et les périodes électorales qui s’annoncent y seront propices.
Pour pouvoir recentrer le débat sur des bases scientifiques et non idéologiques, il est aussi important d’identifier les arguments qui pourraient être utilisés par les adversaires de la légalisation et y répondre sereinement :
- « On ne peut pas légaliser un produit fortement dosé et donc dangereux » : cet argument ne tient pas alors que les drogues les plus dangereuses, et de loin, sont des drogues licites (tabac, alcool). Au contraire, la légalisation permet précisément d’encadrer la teneur en principe actif et de réduire les risques liés à la consommation, du moins pour l’alcool[3].
- « Le cannabis est bien plus dangereux que ce qu’on dit » : cet argument, ancien, est celui de l’opinion contre la science. Les dangers de ces nouveaux produits doivent être comparés avec ceux des autres drogues légales ou illégales sur le marché, par exemple avec les dangers du binge drinking (alcool à très fortes doses en une seule occasion). A cet égard, il serait utile, et méthodologiquement facile, d’actualiser les travaux sur la dangerosité respective des drogues légales et illégales de Roques et Nutt pour avoir une échelle de dangerosité des drogues, et non pas jouer sur les peurs.
- « Les trafiquants vont proposer des produits plus attractifs (plus dosés) en cas de légalisation » : ce serait oublier que c’est déjà le cas – la hausse des taux de THC n’est pas si nouvelle – alors que le cannabis est illégal. Par ailleurs, les produits de synthèse les plus divers sont une industrie clandestine en pleine expansion et, légalisation ou pas, ils sont de toute façon conçus pour échapper à toute réglementation.
- « Le marché illégal va persister en cas de légalisation » : La légalisation du cannabis réduirait la possibilité pour les trafiquants de vendre les produits les plus consommés et les cantonnerait à des produits dont il serait facile de démontrer qu’ils sont plus dangereux que ceux du commerce légal par leur teneur en principe actif, mais aussi parce que leur composition est incertaine. L’alcool à 90° est interdit à la vente et à la consommation, et les alcools de contrebande peuvent être très dangereux (risque de cécité et de mort avec l’alcool méthylique). On ne va pas pour autant interdire tous les alcools car le marché régulé permet une intervention de la puissance publique pour réduire les risques des alcools consommés.
- « Les consommateurs vont préférer les produits illégaux, même en cas de légalisation » : la consommation d’un produit dépend des effets recherchés, du prix, de l’évaluation de la prise de risque, mais aussi de l’accessibilité. Un produit accessible, sûr, vendu dans un point de vente autorisé, sera préféré par les consommateurs occasionnels et récréatifs, même si des usagers sévèrement dépendants rechercheront sans doute des produits très dosés et illégaux.
- « Les consommateurs vont préférer des produits illégaux plus dosés, et donc plus dangereux » : avec 700 000 consommateurs quotidiens de cannabis, nous sommes déjà dans une consommation de masse alors que le produit est interdit. Le commerce légal pourrait au contraire, selon les modalités d’encadrement qui seront adoptées, aider les consommateurs excessifs, comme la légalisation des jeux de hasard et d’argent en ligne en 2010 a permis d’adopter des mesures pour aider les joueurs excessifs. Le commerce légal devait se faire en premier lieu au détriment de l’économie souterraine.
Les derniers mois ont vu surgir un débat bienvenu, appelé depuis de nombreuses années par Addictions France, sur la légalisation du cannabis dans un contexte de prohibition totalement inefficace. Le débat se fait sur la base d’arguments rationnels, mais aussi pour certains sur une base morale qui est aux fondements de la loi de 70 sur les stupéfiants. Il importe de conserver un niveau de discussion qui soit le plus possible celui de la science et non celui de l’opinion.
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[2] Emission infrarouge, France 2 le 6 avril 2021
[3] Pour le tabac, les cigarettes « légères » n’ont constitué qu’un nouvel enfumage légal de la part du lobby cigarettier.
Docteur Bernard Basset
Président Association Addictions France
Docteur Alain Rigaud
Président d’Honneur Association Addictions France