La stratégie commerciale (malheureusement) payante du marché de la cocaïne
Faut-il continuer à se voiler la face ?
L’OFDT a publié, en mars 2023, un rapport sur l’évolution du marché et des consommations de cocaïne en France[1]. Ce rapport complet et détaillé souligne la forte croissance du marché et ses réorientations « commerciales » depuis une décennie. Il contribue de manière tout à fait pertinente à l’analyse du phénomène que tous les acteurs de l’addictologie ont constaté : un accroissement et une certaine banalisation de la disponibilité du produit. Après le cannabis (209 millions de consommateurs à l’échelle mondiale), la cocaïne est le produit illicite le plus consommé dans le monde (près de 21,5 millions d’usagers dans l’année contre 14 millions à la fin des années 1990). On reste cependant très loin des chiffres pour les drogues légales que sont le tabac et l’alcool (1,3 milliards de fumeurs et 2,3 milliards de consommateurs d’alcool).
L’OFDT documente les évolutions des voies d’approvisionnement et les conséquences sur la consommation et ses dommages, et plusieurs enseignements peuvent en être tirés :
Les « capitaines d’industrie » de la cocaïne maitrisent leur stratégie
Depuis les années 2010, les « entrepreneurs » sudaméricains et leurs sous-traitants ont investi plus fortement la clientèle européenne et développé les voies d’approvisionnement maritimes, plus ou moins directes (via l’Afrique notamment). Cette réorientation stratégique s’est accompagnée d’un investissement logistique (bateaux, conteneurs) et d’une « sécurisation » de la chaine d’approvisionnement (présence dans les grand ports européens – dont Le Havre -, corruption et intimidation des dockers, gestion des stocks dans les conteneurs…).
Nous avons la confirmation, s’il en était besoin, que les trafiquants ne sont pas de simples bandits plus ou moins frustes, gérant leur petit commerce dans leur coin. Ils sont capables d’élaborer et de mettre en œuvre avec méthode une stratégie de développement à l’échelle mondiale. L’OFDT n’aborde pas, ce n’est pas son objet, les conséquences en termes de blanchiment de l’argent sale, de « perméabilité » du secteur bancaire et financier ou de corruption de décideurs pour réintégrer l’argent sale dans l’économie.
Ces entrepreneurs illégaux ont su faire face aux obstacles inhérents au marché illégal (pertes récurrentes de marchandise par saisie, indisponibilité du personnel par emprisonnement ou décès…). Ils l’ont fait avec la violence d’un marché dérégulé. Les quantités saisies ont été multipliées par 5 en 30 ans mais le volume des saisies reflète davantage l’expansion du marché que la réussite des Etats à le contenir.
On peut déjà conclure que la décennie passée a démontré à la fois la stratégie malheureusement gagnante et très planifiée des cartels de la cocaïne et l’échec des Etats à la contrer. Selon l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies et Europol, le marché de la cocaïne dans l’Union européenne apparaît comme « vaste et en expansion ».
Une offre commerciale diversifiée
Parallèlement à cette réorientation stratégique sur l’Europe, l’offre a visé de nouveaux clients en développant, comme le souligne l’OFDT, l’accessibilité aux produits. Les circuits de distribution (maillage du territoire) sont plus performants et le prix de la cocaïne a baissé, soit deux facteurs majeurs de développement de toute entreprise capitaliste.
Par ailleurs, l’offre de crack (cocaïne-base) s’est accrue pour ce produit très dommageable, mais moins cher que la cocaïne.
Les usagers proviennent désormais de tous les milieux
La cocaïne a été longtemps une sorte de marqueur social. Prisée des métiers artistiques et des médias ainsi que du monde de la finance, et en partie cantonnée à cette clientèle, elle a bénéficié d’une image positive liée à la réussite sociale de ses usagers qui en occultaient les dommages. Comme l’observe l’OFDT, les perceptions sociales tendent à minorer la dangerosité du produit. La hausse de la diffusion de ce produit a été particulièrement marquée parmi les personnes sans diplôme ou ayant un diplôme inférieur au bac. La diversification sociale et géographique croissante de ses usagers est ainsi le résultat direct de la politique commerciale des entrepreneurs illégaux.
Les conséquences et les dommages
Le développement du marché illégal de la cocaïne a des conséquences évidentes en termes d’ordre et de sécurité publique, mais aussi pour la santé publique. L’addiction à la cocaïne (et plus encore au crack) peut être majeure. L’OFDT compare les produits addictifs illégaux entre eux, mais sans inclure dans la comparaison les produits licites, tels que le tabac et l’alcool, ce qui, sur le plan épidémiologique, devrait être systématique. Il estime les consommateurs de cocaïne à 600 000 usagers dans l’année, contre 5 millions pour le cannabis et 400 000 pour la MDMA/ecstasy. La France figure désormais dans le groupe des pays les plus consommateurs au sein de l’UE.
L’OFDT évalue les décès dûs à la cocaïne à 130 par an. Sans vouloir minorer ce signe d’alerte, ni les dommages causés par la cocaïne, il convient de rappeler que l’alcool tue 120 personnes par jour et le tabac 200 par jour. L’alcool est donc 300 fois plus létal que la cocaïne et le tabac 550 fois plus. Cette mise en perspective devrait être systématique pour tous les produits psychoactifs. Il en est de même pour les passages aux urgences et les hospitalisations qui ont triplé pour la cocaïne, soit 23 335 passages aux urgences entre 2010 et 2022 (1 900 par an). Ces chiffres, là aussi, restent très loin des 231 000 séjours dûs à l’alcool en 2021[2], dont 34 % (78 000 par an) pour intoxications aiguës.
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L’essor important du marché de la cocaïne au cours de la dernière décennie démontre s’il en était besoin l’inventivité du crime organisé pour distribuer un produit addictif, à la fois par des stratégies commerciales qui ne se distinguent pas de celles des multinationales, et des moyens qui, par définition, ne sont bridés ni par une régulation ni par une éthique. Cette croissance du marché de la cocaïne pose un problème que les Etats ne sont actuellement pas capable d’endiguer. A la tribune de l’ONU, le 20 septembre 2022, le président de la Colombie, Gustavo Petro, en première ligne face à la violence des cartels, reprenait le constat qui fait désormais consensus : « La guerre contre la drogue [lancée par le président américain Richard Nixon il y a cinquante ans, en 1971] a échoué. Il y a eu une augmentation de la consommation de drogues mortelles ». Mais si le constat de l’échec est partagé, les politiques n’ont pas fondamentalement changé. Il serait grand temps d’ouvrir un débat démocratique sur ce sujet.
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1] https://www.ofdt.fr/publications/collections/thema/la-cocaine-un-marche-en-essor-evolutions-et-tendances-en-france-thema/
[2]https://www.ofdt.fr/produits-et-addictions/de-z/alcool/
Bernard Basset
Médecin spécialiste en santé publique
Président d’Addictions France