En santé publique, il est rare que des décisions produisent des effets rapides, qu’ils soient positifs ou négatifs. Cependant, en matière de sécurité routière, c’est souvent le cas. Historiquement, la limitation de vitesse, le port obligatoire de la ceinture de sécurité, la baisse de l’alcoolémie au volant sont autant de mesures qui se sont traduites par une baisse de l’accidentalité, et une baisse de la mortalité et des blessés.

En santé publique, la mortalité est un indicateur majeur, car il ne prête pas à discussion. Il est binaire. On est mort ou vivant, mais il n’y a pas d’entre-deux. Sa variation suite à une décision ministérielle permet donc une évaluation rapide de la pertinence de la mesure prise.

C’est ce qui vient de se produire avec la décision du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, de supprimer à compter du 1er janvier 2024 la perte d’un point de permis en cas de dépassement de la vitesse autorisée de moins de 5km/h (l’amende de 45 € étant maintenue). Ce faisant, le ministre accédait à une demande insistante du lobby automobile qui plaidait que la sanction était trop lourde pour une si petite infraction. En effet, les pertes de points de permis sont celles qui gênent le plus les chauffards, beaucoup plus que l’amende qui, elle, est aussi vite oubliée que payée d’autant que son montant est peu dissuasif. Le ministre a donc décidé de faire une fleur (à peu de frais, croyait-il) à ces conducteurs qui représentent autant d’électeurs[1].

Le ministre était probablement convaincu que cette décision, clientéliste mais pour lui « marginale », n’aurait pas d’effet visible. Erreur funeste, la mortalité est repartie à la hausse brutalement (31 % de tués en plus en mars 2024 qu’en mars 2023, 254 morts contre 194)[2], après des augmentations faibles en janvier (+6%) et en février (+3%) qui constituaient des signes d’alerte. Or le seul changement qui peut expliquer ces 60 tués et 120 blessés graves supplémentaires est la décision « marginale » du ministre. Une simple analyse de santé publique aurait pu permettre d’anticiper et éviter les conséquences dramatiques de cette décision. En effet, on sait que les dépassements de 5 km/h déclenchent 60 % des flashs de radars, et 90% pour les dépassements de 10km/h. L’erreur d’analyse sur les conséquences de cette décision provient du fait que, si le risque d’accident augmente peu pour 5km/h de plus, sa fréquence est multipliée par le nombre de conducteurs (40 millions). L’augmentation d’un faible risque dans une population importante se traduit dans ces circonstances par une mortalité visible, et qu’on peut rapporter à une cause identifiable : l’allègement des sanctions a été compris par les conducteurs comme une autorisation à dépasser la limite de vitesse autorisée. La sécurité routière ne peut s’accommoder de politiques politiciennes.

Si cet épisode restera comme un cas d’école d’une mauvaise décision « marginale » aux conséquences importantes, il serait erroné d’en limiter les enseignements à la seule sécurité routière. Si les conséquences des décisions sont ici rapides, visibles et dramatiques, elles sont le plus souvent différées, à long terme, dans d’autres domaines. En matière d’alcool ou de tabac, les conséquences pour la santé se produisent pour la plupart après plusieurs années d’exposition (cancers, bronchopathies, maladies cardio-vasculaires, cirrhoses…), le décideur politique ne verra donc pas immédiatement les conséquences de décisions marginales clientélistes. Par exemple, nous savons que le dépassement des repères de consommation à moindres risques aura pour conséquence une augmentation de la mortalité, mais nous ne le constaterons que dans plusieurs décennies. Ainsi, lorsque le président de la République traite avec désinvolture le niveau de consommation d’alcool, il peut le faire sans risque de retour de bâton car il ne sera plus en fonction depuis longtemps.

Si le président Macron peut estimer, à juste titre, que les conséquences de ses décisions « marginales » passeront malheureusement inaperçues, ce ne sera pas le cas du ministre de l’Intérieur si la tendance se confirme dans les mois qui viennent, car il sera confronté à des morts qui auraient pu être évitées.

Toute mesure politique, prise volontiers sous l’influence de lobbys, et dont on comprend la visée électoraliste à court terme, doit avant toute mise en œuvre faire l’objet d’une mesure d’impact en matière de santé publique et d’une anticipation de ses conséquences à court comme à plus long terme ; il y va de la responsabilité des décideurs.

 

 

Bernard Basset,                                                     

Médecin spécialiste en santé publique

Président d’Addictions France          

                       

 

 

Alain Rigaud, 

Président honoraire d’Addictions France 

 

 

 

 

Patrick Daimé,

Vice-Président d’Addictions France

Membre du Conseil national de la sécurité routière

 

 


[1] https://www.40millionsdautomobilistes.com/medias/supprimer-la-perte-de-points-pour-les-exces-de-vitesse-de-moins-de-5-km-h-un-combat-de-longue-date-mene-par-40-millions-d-automobilistes  

[2] https://www.onisr.securite-routiere.gouv.fr/etat-de-linsecurite-routiere/suivis-mensuels-et-analyses-trimestrielles/barometre-mensuel-en-metropole-et-outre-mer/barometre-mars-2024